La Madeleine de Proust
«
II y avait déjà bien des années que, de Combray,
tout ce qui n'était pas le théâtre et le
drame
de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme
je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais
froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de
thé.
Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me
ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et
dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir
été moulés dans la valve rainurée d'une
coquille de Saint-Jacques.
Et bientôt,
machinalement, accablé par la morne journée et la
perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres
une cuillerée du thé où j'avais laissé
s'amollir un morceau de madeleine.
Mais à l'instant
même où la gorgée mêlée des miettes du
gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce
qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause.
II
m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie
indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon
qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence
précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en
moi, elle était moi.
J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel...."
Court extrait de À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913.